Tunisie française

« l’Européen en général, le Français en particulier, non contents d’ignorer le nègre de leurs colonies, méconnaissent celui qu’ils ont formé à leur image. »

René Maran – Un Homme pareil aux autres

Mon enfance a été coloniale. Son imaginaire soumis à la haine de soi. On valorisait les valeurs de l’autre. L’écriture de l’autre. Son système éducatif. Son système hospitalier. Ses routes où l’on conduisait bien mouch ki la3riba. Sa culture. Sa lecture. Ses missionnaires venu.es d’ailleurs pour apprendre à mes parents la matière médicale et la chimie organique à la fac. J’étais bent el mission. La fille de l’école française à l’étranger où j’ai passé toutes mes années en Tunisie. C’est comme ça qu’on l’appelle encore. La mission. Par opposition à l’école étatique tunisienne que tout le monde appelle ministère. Comme si l’abolition du ministère des colonies voulait dire qu’il n’y avait plus de ministère en charge de maintenir le rayonnement de la francophonie par-delà les frontières. Ça me fait toujours penser au Roi Soleil et aux suivants qui l’observaient chier au réveil. Et sur mon corps toujours, comme une marque indélébile que je ne viens pas du bon endroit.

Dans mon école dans mon lycée tout était vert et lisse. Des propriétés grandes. Belles. Immenses, surtout pour un enfant. Bâtiments un peu vétustes qui ont été refaits au fil des années pour en retirer l’amiante. Les bâtiments devaient être temporaires, contrairement aux projets coloniaux. Derrière les classes des terrains vagues. Des friches qu’on observait en cours de SVT et où on cueillait des pissenlits en s’échappant des cours de sport. Certain.es aimaient en sucer le jus. Mais j’ai toujours préféré suçoter le savon et y laisser des sillons en forme de dents de lait.

*

mon territoire.

mon enclave coloniale.

la seule place où l’insensé de ma vie prend sens

est installée dans les beaux quartiers de Tunis

entre

l’ancienne Franceville qu’on appelle aujourd’hui El Omrane et où siège l’école Robert Desnos

et le quartier de Mutuelleville qui n’a pas changé de nom et où siège le lycée Pierre Mendès France

entre les deux le parc du Belvédère qu’on appelle toujours Belvédère et le Notre-Dame tunisois qui n’a pas brûlé.

et moi petit enfant flottant entre ces deux hommes.

le poète résistant que j’ai toujours admiré. que j’admire toujours

et Pierre Mendès France. l’homme qui a su négocier l’indépendance tunisienne mais a failli à éviter la guerre d’Algérie au grand dam de Camus dont le cœur fut brisé par la disparition de son pays.

« Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. »

je ne sais pas si je peux dire la même chose de ma Tunisie.

Alors, je dis ce que j’ai vécu dans ma chair. La Tunisie française. J’ai appris l’histoire de France par des instituteur×es français×es à l’école française où j’ai passé les dix-huit premières années de ma vie. Je parle français aussi bien que n’importe quel×le Français×e. J’ai bu fumé et pécho pour me débarrasser du poids du conservatisme de ma culture croyant que c’était le gage de l’émancipation, de la liberté, du développement, de l’évolution. Que ça me laverait de mon arabité. J’ai lu comme une effréné.e et obtenu des diplômes à coup de nuits blanches et de semaines d’angoisse pour pouvoir rester en France. Pour renforcer ma carapace de savoir. Pour obtenir la légitimité de l’expérience qui a forgé mon enfance. Pour ne pas prendre le risque de ne pas être à la hauteur du mérite auquel on m’a assigné.e pour appartenir au reliquat de la Tunisie française dans lequel je suis né.e. Il existe. Je le sais. Je ne me fais pas d’illusion. J’ai grandi dans une illusion. J’ai grandi dans une terre dominée même si elle était politiquement supposément libre.

*

Quand je dis ça on me dit que je trahis mes ancêtres et leurs combats. Que je ne peux pas dire ça. Qu’on s’est battu pour autre chose. Mais pourquoi je fais la queue alors. Je ne comprends pas. Je ne suis pas con pourtant. Je comprends vite mais j’ai l’impression d’être face à de la géométrie dans l’espace où le début du Seigneur des Anneaux. Le premier livre que je n’ai pas réussi à lire. Les premières maths qui m’ont renvoyé.e à la nullité de mes capacités de rotation dans l’espace. Mais je ne suis pas tebé.e. Ça je devrais comprendre. Mais je ne comprends pas.

Je ne sais plus quoi penser.

C’est vrai que je trahis.

Les carnets de prison de mon arrière-grand-père aux méthodes potentiellement nauséabondes.

L’héritage de Bourguiba notre libérateur autocrate légendaire.

Le désir de mes parents de m’éduquer du mieux possible.

La France qui m’a forgé.e avec ses idéaux de liberté.

Toustes les professeur.es que j’ai eu.es. Celleux que j’ai aimé. Celleux que j’ai détesté. Je les trahis car je crois le mythe qu’iels m’ont transmis. Je crois que la France vaut mieux que ça alors je la mets face à ses manquements. Aux contradictions qui auraient dû être réfléchies.

Je trahis la France qui écrase en dénonçant la domination qu’elle porte encore sur ses anciennes colonies. En la renvoyant à sa responsabilité et à la redevabilité qu’elle doit aux enfants qu’elle a forgé qu’elle continue de forger dans d’autres pays pour faire rayonner la francophonie. Je suis une de ses bouches de plus à nourrir. Alors même qu’elle trahit les enfants qui sont né.es dans ses cités. C’est des malades ils parlent de territoires. On dirait qu’on n’est pas en France ici s’indigne la rappeuse Casey au micro de Lauren Bastide. Je fais partie des enfants qui n’auraient pas dû naitre. Qui pour le coup étaient vraiment sur d’autres territoires. Le retrait n’est pas ne sera jamais une contraception efficace. Ce qui a pénétré menacera toujours de l’intérieur s’il n’est pas accepté. Mais l’hégémonie culturelle et la domination ne peuvent exister à sens unique. C’est dur de renoncer à ses privilèges. Ça fait mal.

avec ma Tunisie française

cette enclave coloniale psychotique où j’ai grandi

qui refusait de dire son nom

qui refusait d’admettre qu’elle était précisément ce contre quoi elle s’était battue

je suis doublement traitre traitresse traitre traitresse traitre.

mais je n’ai pas le choix.

ce que je suis n’existe pas

*

Quand j’attends dans cette saleté de préfecture. Quand j’ordonne mes papiers comme si ma vie et mon existence même en dépendaient parce qu’elles en dépendent. Car ma vie telle que je la connais dépend de cette liste de documents que je présente tous les ans tous les deux ans. Je désespère. Je trépigne car je ne supporte plus d’attendre d’être dans l’attente sans cesse de ce moment qui rend ma vie mon existence dépendante de cette légitimation alors même que je devrais n’avoir rien à légitimer.

C’est ce qu’on m’a dit quand j’étais enfant. C’est ce que j’ai compris de ce qu’on m’a dit. C’est ce que j’ai cru que j’obtiendrais si j’apprenais correctement mes cours et mes dates et mes repères pour le brevet. Parce que si ce n’est pas vrai. Si ça ne servait à rien si ça n’a jamais servi à rien d’être bon élève ça ne fait que renforcer le fait que ma Tunisie française ait existé dans la réalité.

Si elle n’avait jamais existé ce que j’ai vécu serait complètement fou. Cet ordre du monde n’a de sens que dans la domination et dans la continuation de la colonisation.

Tunisie française.

*

Si ma Tunisie française n’avait jamais existé, je ne serais pas là à quémander. Je me sentirais à ma place en Tunisie. Je n’aurais pas été à l’école française. Je ne me sentirais pas rejetée à chaque mot de l’arabe robotique du président Tunisien. Je rallierais ses propos comme beaucoup de mes jeunes compatriotes ou bien peut-être qu’on aurait un peu plus de jugeote, toustes en tant que peuple et qu’on se rendrait compte que ce mec est fêlé parce qu’on aurait appris à penser par nous-même. On n’attendrait pas des autres de nous sauver sans cesse parce qu’on ne nous a jamais laissé l’occasion de nous sauver nous-même.

Si ma Tunisie française n’avait jamais existé, je m’identifierais au monde arabe. J’aurais l’impression d’en faire partie.

Mais si elle avait existé si elle avait existé pour de vrai et pas seulement dans l’univers fantasmatique des écoles françaises en Tunisie. Du microcosme des élites cultivées tunisiennes qui prônent le fake it until you make it until le passeport rouge qui finira par vous échoir comme de droit. Qui l’attendent sans même le savoir ni l’admettre ou qui l’admettent comme une nécessité pour survivre sans se rendre compte de la violence symbolique de cette attente et que le fait même d’attendre rend caduque tout le mythe d’émancipation qu’iels construisent tous les jours.

Sans cette Tunisie française qui est là sans vraiment l’être comme le gaslighting qui reste après une relation toxique est-ce que je serais debout dans une file d’attente tous les ans pour prouver la légitimité de mon appartenance à la société française ? 

….

la mission