« Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme. Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir. »
Aimé Césaire – Discours sur le colonialisme
L’histoire. La vraie. La mienne n’était pas celle que j’essayais de faire tenir à coup de Gray’s Anatomy lu religieusement comme livre de chevet. De binge watching. Tetris. Clopes. Silence. Numb the pain. Stop.
Le « a » n’est pas une coquille. Je ne parle pas de la série que je regardais aussi compulsivement mais du manuel d’anatomie que je n’ai jamais vraiment réussi à lire qui a coûté un bras et que je posais religieusement sur ma table de nuit comme preuve extérieure de ce que je ne parvenais pas à ressentir au-dedans.
Je ne suis pas fait.e pour la médecine. Je le savais déjà au fond de moi.
Je ne serai jamais une femme d’intérieure. Je ne suis même pas femme d’ailleurs. Ça j’avoue je ne le savais pas.
La France ne m’attendait pas pour m’accueillir à bras ouverts.
Je me serai sûrement fait chier à l’ENS. En tout cas en prépa. Je ne pense pas que les khôlles auraient soigné ma flemme maladive.
Ado je ne savais pas grand-chose. Mais je savais déjà que beaucoup de choses n’allaient pas. Vraiment vraiment pas.
*
La narration a toujours été pipée. La Tunisie a voulu croire qu’elle était arabe en minimisant l’attachement à d’autres cultures et à d’autres histoires que celle-là. On a réduit les Berbères. Les Romains. Les Phéniciens. La France bien sûr notre colonisateur le plus récent devenu ennemi numéro un représentant principal du monstre-occident. Même si aujourd’hui on déteste de plus en plus amarikya. Bourguiba comme Senghor et Gandhi sont revenus des bancs de la Sorbonne avec les mêmes idéaux confus. Al za3im a fait du système éducatif tunisien une réplique quasi-parfaite du système éducatif français. Ses successeurs l’ont rejeté pour se noyer dans l’ambivalence. Alterner entre des cours en français et des cours en arabe. Perdre tout le monde dans la confusion ambiante. Le français est cassé. L’arabe aussi. Le tunisien refuse de devenir la langue officielle. Les jeunes se rabattent de plus en plus sur l’anglais importé dans les DVD piratés. L’arabité exacerbée nie la géographie. On associe la Tunisie à une région dont elle est séparée de plusieurs milliers de kilomètres. Une région aux caractéristiques différentes à la démographie différente aux mœurs différente et qui voit la Tunisie et les Tunisiennes en particulier comme des putes. Les putes du monde arabe.
Attachement illusoire donc à cette arabité unifiante qui n’a jamais été. Qui s’est effondrée dans la guerre des six jours avant d’avoir pleinement existé.
Comme elle, l’indépendance est surtout là sur le papier. Nos désirs eux sont pleins des récits des autres.
On se raccroche à ce qu’on peut pour ne pas trop se détester
Pour ne pas être dévoré par la haine de soi-même qu’on a intériorisée.
Je n’ai pas eu envie de voir la différence.
J’ai cru très fort à la possibilité réelle de devenir exactement qui je voulais sans entraves
Mais
Je me suis pris le poteau du réel dans la tronche. Plusieurs fois. Assez pour finir par me dire que le yoga avait raison et que la vie vous rebalançait la même leçon dans la gueule jusqu’à ce que vous acceptiez de la regarder en face. Alors j’ai pris les cornes qui transperçaient ma chair pour regarder les trous. Le ver dans le fruit. Les petits trous dans l’histoire. Mon histoire et la grande aussi. J’ai pris la Tunisie de mon enfance la France de mes rêves et la préfecture sombre où j’ai tant attendu. Je les ai enlacées dans une étreinte mortelle. On a fait l’amour pendant des nuits brûlantes. Tentacules pendantes et échanges de fluides. On s’est souvent empoisonné.es dans notre bareback effréné. Naïveté absolue. Pas de frontière entre nous. Je croyais nos amours inoffensives.
*
Pourtant il n’y a pas eu que nos amours binaires.
*
« I’ve known rivers :
I’ve known rivers ancient as the world and older than the flow of human blood in human veins.
My soul has grown deep like the rivers.
I bathed in the Euphrates when dawns were young.
I built my hut near the Congo and it lulled me to sleep.
I looked upon the Nile and raised the pyramids above it.
I heard the singing of the Mississippi when Abe Lincoln went down to New Orleans, and I’ve seen its muddy bosom turn all golden in the sunset.
I’ve known rivers:
Ancient, dusky rivers.
My soul has grown deep like the rivers. »
Langston Hughes – The Negro Speaks of Rivers
« Sur les terrasses où les tapis et les matelas prennent l’air à l’entrée de l’été, se mêlait à la tombée du jour un peuple bigarré de femmes où chacune parlait sa langue et où toutes se comprenaient. »
Sophie Bessis, Je vous écris d’une autre rive
Il y a des strates, me dit Am Hsan, le guide qui me fait visiter les ruines des villas romaines à Carthage. Il y a eu les phéniciens, puis les puniques, les romains, les vandales, les chrétiens, les musulmans.
Sur les mosaïques, la fleur de lys chrétienne.
On a donné trois papes à Rome. Trois papes tunisiens.
Et puis aussi, la svastika hindoue apportée par les vandales.
Le laurier romain en baccalauréat sur les mosaïques.
Les formes géométriques en trompe-l’œil des puniques.
Plus de 3000 ans d’histoire dans chaque coin de Tunis. Bien plus large que la crispation identitaire qui a envahi la Tunisie contemporaine.
*
j’ai beau chercher les traces, elles m’échappent sans cesse
alors je les recrée tâtonnant dans le noir
dans les textes écrits au fin fond de la nuit
sur les scènes de poésie
et les pistes de danse
où les langues se mêlent s’emmêlent
où les pipes se fument se sucent
où les chattes baignent dans la cyprine
et les corps dans la sueur des vapeurs d’alcool
réminiscence des corps qui s’en allaient doucement dans les kardo et les decumanus de Carthage en route vers les fêtes où Bacchus était à l’honneur
et où on s’enivrait du vin piétiné par les esclaves de Magon dont personne n’a jamais retenu les noms
en souvenir de ces corps
de tous les corps qui étaient là
qui ont pavé la voie de nos vies
on danse
on danse pour
saisir le jour qui s’en va
on danse et à la main le verre à moitié plein siroté sur la plage
on danse et au bout des doigts brunis par le soleil
la cigarette roulée avec amour contre le vent marin traître
cigarette banale
mainstream
offre le souffle de mort qui donne envie de vivre
le souffle de danse qui donne l’ardeur d’être
et arrose les jours à venir de la joie de la fête
*
face à l’histoire à ses mensonges il ne reste plus qu’à la réécrire
« la seule résistance qui compte, c’est continuer à dire [une] narration. […] une narration hégémonique, c’est simplement une narration. […] j’ai opposé une contre narration. […] Je crois que écrire des livres par exemple, oui, en fait c’est militer. »
Virginie Despentes dans La Poudre épisode 2
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