la classe

« Le curieux sujet du livre qui est aujourd’hui offert au public, c’est justement l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un juif tunisien de culture française. Le jeune homme dont l’histoire est contée ici ne parvient à se définir qu’en additionnant aux refus que les autres font de lui les refus que lui-même oppose au monde. » 

Albert Camus – Préface à La Statue de sel d’Albert Memmi

« selima atallah. 16 ans. 16 de moyenne. parents tunisien.nes. mère dentiste. père pharmacien. jeune fille de bonne famille ayant reçu une bonne éducation. la bonne éducation. bent el mission. éduquée à la française. nounou. chauffeur. gardien. femmes de ménage. bonjour merci à vos souhaits. ne baille pas la bouche ouverte et souffre de constipation chronique. interrompt souvent la parole mais s’excuse à chaque fois qu’elle s’en rend compte.

selima atallah a fait du piano et de la guitare. même une tentative avortée de danse classique. elle adore les livres. plus que la moyenne des gens de son âge et de son milieu. l’élite tunisienne. elle aura de la conversation pour entériner le statut social que ses études prestigieuses viendront maintenir.

car malgré son amour pour la lecture selima atallah ne poursuivra pas la littérature que sa classe juge inutile. elle fera des études de médecine à succès malgré son désamour pour les sciences. elle arrivera dans les premier.es du concours de résidanat. renoncera probablement à ses rêves de chirurgie pour une spécialité moins prenante qui lui permettra de prendre du temps pour sa famille. elle ne sera bien sûr pas encore mère graal de femme au moment du concours. elle ne se sera même pas encore mariée à ce moment-là. études avant tout. ni distractions ni amourettes. virginité comme le sceau de sa crédibilité.

selima atallah fera les choses bien. dans l’ordre. elle répondra au cahier des charges. se mariera. aura des gosses. vivra loin du besoin dans les brumes de Xanax et de cocktails parties. elle reproduira parfaitement ses rôles de classe et de genre sans jamais remettre en question l’ordre établi du monde et les lignes de forces qui le déchirent. les Maginots France/Tunisie. l’élite/les autres. médecine/le reste. les femmes/les hommes. le Nord/le Sud. Club/Espérance. qui ont marqué sa jeunesse.

ses lèvres rictus de bonheur bourgeois.

son corps tapis de confort bourgeois. même le ventre couvert des vergetures de l’omelette qu’on ne fait pas sans casser des œufs.

ses futurs gosses sont aussi nécessaires au maintien du mythe que la haine de soi des élites. »

l’idéal a raté, son ombre n’a de cesse de me torturer.

je ne suis pas ce qu’on a prévu pour moi mais ce qui est sûr c’est que

Je viens d’un milieu bourgeois. Un milieu dont je hais les privilèges et les passe-droits.

On lui a refusé son visa, et tu sais elle et son mari depuis toujours, depuis toujours, ils invitent à manger tous les ambassadeurs de France. Quand ils changent ils disent qu’ils connaissaient bien le précédent et ils rentrent à l’ambassade et puis tu vois yebdew de5lin 5arjin. On les invite pour le 14 juillet, le nouvel an etc. Donc quand on lui a refusé son visa elle les a appelés. En 24h elle a eu 4 ans. Petite gorgée de vin et sourire entendu. Ce sourire entendu qui dit tout. Médecin rahou. Hedheka elli mezzel on lui refuse son visa.

une amie de la famille, verre de chardonnay à la main au bord de la piscine

Ils ne se rendent pas compte qu’on a toujours toustes été dans le même sac, que celleux qui s’en sortaient mieux servaient à quelque chose pour un temps, et maintenant que ce quelque chose n’est plus suffisant, ils sont à nouveau subalternes. Comme moi, subalterne à Paris en Audi à Tunis, claquant l’équivalent d’un SMIC pour une soirée dans laquelle je prévois le budget pour soudoyer le flic qui n’attend que les gamin.es de mon genre, flippé.es de l’alcootest, certain.es qu’iels l’éviteront.

Je hais ça. Ce mépris de classe. Ce mépris de race empli de haine de soi. Et pourtant moi aussi, je m’enorgueillis de connaitre des gens importants, qui trainent avec des consuls et appellent des ministres et des présidents dès qu’iels ont des démêlés plus ou moins méritées avec la justice. Des gens supposé.es vous laver de l’affront d’être né.e du mauvais côté. Dans le visa qu’on refuse aux médecins, aux chefs d’entreprise, aux avocats, aux gamins qui vont étudier, aux parents d’enfants devenus français, il y a cet aplanissement du mépris racial et de la fermeture des frontières pour tous.tes. Ce ne sont plus seulement les indigènes non instruit.es, les migrant.es clandestin.es dont on ne veut plus. On ne veut plus non plus des touristes et des médecins en congrès qui font la queue à la détaxe de l’aéroport. Ce refus de visa dit que tous les bougnoules se ressemblent et c’est ça qui leur est insupportable. Les études ne mènent à rien et le confort grignoté à plus ou moins d’efforts fond au rythme de la chute du dinar.

Ne restent plus que le soleil de plomb, de moins en moins tolérable et la mer de plus en plus stérile.

Pourtant, face à tout ça, souvent je me dis qu’avec la mer, ça suffirait. Une vie à nager, entre deux parties de beach, à se dorer la pilule à l’ombre d’un parasol. Et puis tout le reste remonte au détour d’un repas à l’ombre du peuplier et rien ne suffit à dépasser les mots emplis de haine de soi mêlée de mépris des autres. Ce qu’on hait en celleux, qu’on juge indigne d’obtenir des visas ou méritant leur OQTF ou la traversée de la mer sur un radeau de fortune, c’est qu’ils nous rappellent ce qu’on nous a dit qu’on était. êtres bruyants au français bégayant et visage basané.

Kont ta9ra fi PMF. On dirait que c’est imprimé sur mon front. Bent el mission.

Ma3adech kifkif. Lkolou 3rab. Les profs 3rab les élèves 3rab. L’esthéticienne tunisienne trouve qu’il y a trop d’arabe dans le lycée français. Les profs ma3adch kifkif. Les élèves zeda. Ça a changé. Tout a changé. Le temps où les lieux étaient fréquentés par des français n’est plus. ken rit kifech konna, mnin etdour françis ou tlayin. Et ça nous manque. On ne sait plus vers où orienter nos désirs. Surtout les élites. Elles sont déroutées. Trahies par les visas qu’on leur refuse. La nationalité que leurs enfants ont de plus en plus de mal à obtenir. La chute du dinar qui rend leurs voyages difficiles. Il leur est désormais impossible de se sentir riche autre part qu’en Tunisie.

Et la connivence attendue par tout le monde, par cette esthéticienne qui croit que je serais d’accord avec elle. car moi aussi, je ne peux qu’être épouvantée en constatant que mon lycée n’est plus ce qu’il était. Qu’il a été envahi de bougnoules comme elle et moi.

des futur.es précaires en France cette terre qui se refuse toujours plus ou moins à celleux qu’elle aliène depuis leur plus jeune âge.

binn el binin