l’administration aka el marj

el marj selon Sofian Benzina

la préfecture l’ambassade le consulat

tous les lieux où ton corps est un problème

J’habite Paris depuis août 2013. J’ai habité Amiens d’août à décembre 2012. Je suis toujours aussi précaire. Toujours titulaire d’un titre de séjour étudiant. Je prends mon téléphone.

Google changement de statut étudiant à vie privée et familiale. 

  • être pacsé.e ou marié.e à un français.e
  • être pacsé.e ou marié.e à un étranger.e titulaire d’un titre de séjour autre qu’un titre de séjour étudiant.
  • être en concubinage avec un français.e ou un étranger.e titulaire d’un titre de séjour autre qu’un titre de séjour étudiant.
  • être parent d’un enfant français.

J’ai toujours voulu un gosse après tout. J’en ai toujours voulu un. Je binge watchais Grey’s Anatomy et chaque saison au moins une scène d’accouchement. Je pleure en les regardant. Je pleure en regardant ces carriéristes certain.es de pouvoir faire des gosses et de leur assurer un avenir. Je n’ai pas la thune. Ça ne règlerait rien mais ça me trotte dans la tête. Énergie du désespoir. L’entropie n’est pas loin de tout faire péter.

Mon mec n’est pas français non plus. Lui et moi éternel.les étudiant.es. Perpétuellement en renouvellement précarité angoisse. Artistes déjà presque raté.es. On n’a pas le luxe de pouvoir choisir la précarité quand on n’est pas né.e en France. On n’a pas le droit de choisir de galérer.

Je pourrais le quitter. Frauder. Épouser quelqu’un d’autre. Mais je l’aime. C’est triste de devoir penser ça. Ce n’est pas la première fois.

Je l’aime autant que j’aime la France. Que je déteste ses dérives d’extrême-droite et le fait que j’y sois maintenant vue comme une wokiste islamogauchiste.

Je me vois menace. Paria. Bouche ouverte prête à tout engloutir. Je me revois attendant dans toutes les préfectures de Paris. Pleurant à la Porte de Clignancourt. Peut-être à Cité U. Même à celle d’Amiens.

Je me revois pleurant au consulat du Mexique à Boston. La pression dans le haut quadrant droit de mon abdomen s’accroit. Elle ne me quitte plus. Ce n’est pas une cirrhose. Juste un syndrome du colon irritable. Je peux me foutre des races pour tenter d’oublier de temps en temps.

le marj, houma leblayess elli i7assouk keyennek 3malt 3amla wenti ma3malt chay

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après souvent c’est plus que du marj plutôt du racisme systémique, des héritages coloniaux qui se muent en d’autres systèmes de contrôle des corps des POC a.k.a persons of color, toute personne qui n’est pas perçue comme blanche et/ou dont le passeport ne la fait pas appartenir à l’occident

personnellement, je cumule n’étant ni blanche ni adminstrativement occidentale ce qui soumet tout désir de voyage à une ribambelle de démarches administratives et leurs nécessaires frais et délais.

en France on ne dit pas person of color et la race a quitté la constitution mais l’administration continue son marj systémique et systématique la police ses contrôles d’identité supposément aléatoires et les frontières sont toujours un enfer. un enfer qui fait souvent crever les gens en mer. et là c’est bien plus que du marj

traverser la mer sur un radeau de fortune ou sur un jet ski (un peu plus qu’une légende urbaine, le frère de l’amie d’une amie est arrivé ainsi en France où il vit désormais depuis 3 ans et est parvenu à obtenir des papiers) veut seulement dire qu’on est prêt à mourir. que la vie que l’on mène est si triste qu’elle ne donne même plus le désir d’échapper à la mort. 7170 tunisien.nes ont atteint les côtes italiennes clandestinement entre janvier et juillet 2022 sans compter toutes les personnes qu’on a empêchées de partir et celles qui sont mortes en route. près d’un dixième de la population tunisienne vit en dehors du territoire, c’est plus d’un million de personnes. plus personne ne veut y vivre.

ce mot est sur toutes les lèvres. absolument toutes

Le jasmin ne fait pas le printemps

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Le contrôle des corps

Tout le monde veut partir et pourtant comme l’a montré Simone de Beauvoir avec les femmes qui sont plus solidaires des hommes de leurs classes que des femmes d’autres classes sociales, les « élites » tunisiennes, les bourges croient que l’immigration de leurs enfants est complètement différente de celles des enfants qui se jettent en mer. les leurs sont déjà occidentaux, il ne leur manque que les papiers pour entériner ce qui est déjà un fait. les bourgeois dont je fais partie ne voient pas la similitude entre ces trajectoires. Je n’arrive même plus à savoir si c’est de la mauvaise foi.

Le désespoir de mourir en mer est terrible et n’a rien à voir avec celui de faire la queue à la préfecture et d’imaginer voir son titre de séjour être refusé, devoir ainsi retourner « chez soi » en tout cas là où l’administration considère que vous devriez être. bien à votre place. si vous aussi vous ne voyiez pas votre pays comme un champ de ruine, vous ne feriez pas la queue coûte que coûte comme si votre vie en dépendait. car elle en dépend. votre vie telle que vous la connaissez risque de disparaitre. c’est pour ça peut-être que je me dis que si j’étais forcée de partir ça serait comme mourir. quitter le seul lieu où je ne me suis pas senti trop seul.e trop mal.

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Le mythe de l’intégration qui se balade avec vous porteur d’un corps d’un cœur si grand qu’il lie les deux côtés.

C’est que c’est ça mon seul espoir, le seul de mes ami.es. et même en sachant que la colonisation nous a mis ça en tête, que si on la rejetait vraiment, on n’y vivrait pas, sans se rejeter soi, car on serait différent, mais on ne l’est pas, on l’a incorporée elle nous a transformé mais elle a aussi transformé le monde où nous vivons. l’a rendu plein des murs frontières qui empêchent la liberté des corps. et quoique je fasse, quoique je sois fière, mon corps sera toujours un corps à qui on dit non tant qu’il n’aura pas été naturalisé français. à qui on dirait toujours un peu non, même après.

Tant que la France ne l’aura pas lui aussi véritablement envahi.

De postcolonial, subtilement, hypocritement envahi, il deviendra colonial. Pris dans les mailles du pouvoir. Il aura rejoint le camp des victimes devenues bourreau, le camp de ceux qui sont restés dans le rang et ont conquis le pouvoir qui leur échappait, le camp qui porte en lui ce qu’il aime ce qu’il hait.   

Et le plus triste c’est que j’ai été programmé.e pour ça.

l’immigration