el mission

« Et celui qui a la chance insigne d’être accueilli dans une école n’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n’est pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui enseigne n’est pas la sienne. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khaznadar ; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. »

Albert Memmi – Portrait du colonisé, portrait du colonisateur

ma mère a fait des études de chirurgie dentaire à l’université de Monastir en Tunisie dans les années 1980. la faculté venant d’ouvrir, des « missionnaires » venaient régulièrement leur faire cours faute de professeur.es tunisien.nes suffisamment formé.es à l’époque. elle décrit ces personnes comme des pédagogues hors pairs. elle et ses collègues buvaient leur parole, leur prêtant des capacités d’enseignement largement supérieures à celles de leurs homologues tunisien.nes. avec les missionnaires, tout était clair et limpide, on apprenait en trois semaines ce qui aurait pris des mois avec les autres. elle demeure convaincue que la qualité de ses cours était largement supérieure à celle des enseignements dispensés aujourd’hui par des professeur.es tunisien.nes, voyant l’arrêt de cette mission comme l’explication de la déchéance de l’enseignement, omettant les aspects structurels comme l’augmentation conséquente du nombre d’étudiant.es accompagnée de coupes budgétaires considérables et d’un vieillissement des équipements. c’est la « non-françité », caractéristique ontologiquement inférieure qui est pointée du doigt, l’époque des missionnaires regrettée comme un âge d’or perdu.

c’est la même chose qui transparait dans l’évocation des « Mme. Horchani, Hadad, ou Zakraoui». ce sont des femmes françaises mariées à des hommes tunisiens et qui enseignaient souvent à l’école et au lycée dans la Tunisie fraîchement indépendante. encore une fois, leur pédagogie était sans commune mesure avec celle de leurs homologues autochtones.

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Je me demande souvent quelles différences il y aurait eu entre moi version mission et moi version ministère. École Robert Desnos vs école Mahjoub.

La réponse de l’école française après le concours avait été tardive. Si tardive qu’il paraissait sûr qu’elle serait négative. Ma mère avait alors supplié la directrice de l’école Mahjoub de m’admettre alors qu’on avait raté la campagne d’inscription. Elle a fini par accepter après les interventions coutumières. Ou pas. Je ne sais pas s’il y a eu intervention. Mes parents disent que non mais normalement il y a toujours intervention là où j’ai grandi. Quelqu’un qui connait quelqu’un. On se serre les coudes. Personne ne voit où est le problème.

On avait donc acheté toutes mes affaires pour l’école Mahjoub, école privée réputée qui enseignait les programmes mta3 el ministère wemta3 el mission c’est génial, en préparation de la rentrée. J’avais mon cartable mes livres. Il y en avait vraiment plein vu qu’on allait apprendre deux programmes mais c’était censé ne pas être du bourrage de crâne pas comme les autres écoles privées où les enfants faisaient souvent leurs devoirs dans les cris et les larmes jusqu’à 23h. J’avais même la blouse obligatoire dans le système scolaire tunisien qu’on dit mettre pour cacher les différences de richesse entre les enfants et qui finissait par n’être obligatoire que pour les filles au collège et au lycée. Pour cacher leurs corps 7ram leurs culs 7ram leurs hanches leurs seins leurs ventre 7ram et éviter de déconcentrer les males avec des crop-tops et des jupes non-républicaines.

Si j’avais été à Madame Mahjoub j’aurais appris l’arabe aussi bien que le français. Ce dernier serait peut-être parfois soumis à un léger accent. Pas seulement le « oui » qui devient « ui ». Peut-être aussi un « on » qui se mue en « an ». Quelques imprécisions. Quelques confusions. Un peu trop de possessifs qui s’infiltrent comme dans la syntaxe tunisienne. Peut-être que j’aurais regardé mes dessins animés en arabe. Pokémon quand même mais version doublage Moyen-Oriental. J’aurais pu lire des livres en arabe sans souffrir m’énerver arrêter épuisé.e par la lenteur insurmontable de mon déchiffrage encore enfantin. Peut-être que j’aurais fini par aimer Fairouz et Om Kalthoum. Qu’aujourd’hui je m’exciterais en voyant une soirée el kitsch el 3arabi el assil à Paris comme mes ami.es tunisien.nes qui n’ont pas été formaté.es depuis la naissance. Celleux qui ont commencé dans des écoles tunisiennes privées avant de rejoindre le système français au collège. Ou juste celleux dont la famille n’était pas aussi imprégnée du mythe que la mienne. En tout cas je pense que la.e moi Madame Mahjoub aurait peut-être un peu moins galéré. Iel serait arrivé.e à dater l’invasion. Elle serait intervenue à l’issue du primaire à un âge où elle n’aurait pas été complètement effacée par les couches d’amnésie infantile et d’introjection inconsciente qui mélangent tout jusqu’au doute d’être.

Est-ce que j’aurais pu écrire en arabe ? Traduire de l’arabe au français du français à l’arabe peut-être même comme me le suggérait un de mes profs avec beaucoup de tact et de délicatesse. Oh mais Selima ça ne sert à rien de traduire l’anglais. Vous avez l’arabe.

Je n’ai rien. Rien de ce que j’ai l’air d’avoir. De ce que je devrais avoir. De ce qu’on attendrait de moi que j’ai. Poupée en creux sous un voile de fumée.  

Est-ce que j’aurais fait comme je fais ? Bu fumé aux fêtes de famille sans me cacher ? Zabrata m’a dit le fils du cousin de ma grand-mère parce que je fumais à visage découvert au mariage d’une cousine et que la relative proximité de nos âges semblait lui indiquer qu’il lui était possible de me rappeler à l’ordre silencieux de la société qui m’a vu naître.

Est-ce que j’aurais vécu avec mon mec ? Baisé avant le mariage avec autant de désinvolture. La certitude que c’était ok et qu’il fallait tuer les derniers relents de culpabilité ou bien l’aurais-je fait noyé.e dans des mares de honte demandant au mec de me prendre par derrière pour continuer à être mel bakou. Encore emballée ? Ou peut-être aurais-je baisé puis cassé le compte épargne pour une hyménoplastie non remboursée quelques jours avant la fête. Je crois que j’ai lu que la Tunisie en était le plus grand provider. Mais c’était il y a longtemps. C’était peut-être le Maroc.

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C’est impossible de savoir désormais.

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Mon ailleurs était donc tout tracé. Il était là partout dans mon quotidien. Une destination inévitable mais insoupçonnée pendant longtemps dans l’imaginaire de mes parents.

Le retour aux sources de l’effraction a été programmé dès mes quatre ans quand mes parents m’ont inscrite à l’école maternelle de l’AEFE. On l’a scellé sans le savoir lorsque j’ai passé le concours d’admission en grande section de maternelle de l’école française Robert Desnos.

Déjà l’angoisse me tenait en tenailles. Quelque chose en moi se doutait de l’enjeu, parvenait à détecter la terreur sous la désinvolture de mes parents, la peur qu’iels niaient avoir jamais ressentie. Je ne crois pas qu’iels mentaient. Iels ne savaient mêmes pas qu’iels angoissaient, qu’en leurs cœurs se rejouait toute la colonisation. La domination. L’assignation. La haine de soi. La double-consciousness. Fanon. Memmi. Du Bois. Soumahoro. Miano. Etoké. Louis. Slaoui. Eribon. Toustes ces auteurices que je lis en quête de réponses aux questions qui m’empêchent d’exister.

Les enfants portent les symptômes de leurs parents. Les non-dits s’expriment dans le corps des gosses en eczéma. Allergies. Maux de tête. Enurésie. Ou plus directement en TOC. Anxiété. Crise de larmes. Sommeil agité.

Dans mon corps encore cette angoisse insupportable à la veille de ce concours la tête posée contre la faïence bleu nuit de la salle de bains qui n’existe plus que dans mes souvenirs. J’ai pleuré des heures à cinq ans comme si je passais le barreau ou le concours de première année médecine. Je n’ai jamais passé le second mais ma sœur a eu le premier. Tu es programmée pour la réussite m’a dit mon père quand je me suis effondré.e à l’issue de mon premier échec. Quand j’ai abandonné médecine terrassé.e par une dépression.

Tu es programmée pour la réussite.

C’était censé me rassurer.

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Je ne savais même pas pourquoi je pleurais à cinq ans. J’avais été accepté.e dans toutes les écoles privées tunisiennes où on était allé.es. Précoce pour tout même le syndrome de l’imposteur.

Rationalisations parentales.

tu es intelligente. tu y arriveras très bien. et puis au pire ce n’est pas grave non ?

il n’y a pas d’enjeu on s’en fiche. on ne t’a jamais angoissée. sois raisonnable.

pourquoi tu te mets dans cet état ? Car je sentais déjà le poids de l’indicible

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Pourtant, comment aurais-je pu haïr la France et les français quand tout mon savoir me vient d’eux ? quand toutes mes institutrices de primaire étaient des femmes françaises qui m’ont traitée comme l’enfant brillante que j’étais ? mon amour de la France me vient des gens bien plus que de l’histoire. il me vient de celles puis de ceux qui n’ont fait que me transmettre leur savoir. ce savoir que je continue à dévorer sans jamais discontinuer, comme s’il devait constituer la preuve de mon appartenance, et donc la seule légitimation au lien que je crois mériter. si j’arrêtais d’étudier et d’apprendre des cœurs français, que me resterait-il pour prouver le droit que j’ai de continuer à en être, à y être ? sans les livres, quel lien me resterait-il ?

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