

Une belle soirée d’été dans le jardin de mes parents à Tunis. Il fait chaud mais une légère brise caresse nos visages. La piscine ou plutôt le couloir de nage comme ma mère aime l’appeler nous berce de ses glouglous. Ils sont irritants en réalité. Mon père n’a jamais fait remplacer le clapet défaillant qui aspire trop d’air. Mais c’est agréable quand même. Nous sommes toustes les quatre. Mon père ma mère ma sœur et moi. Ça n’arrive plus très souvent. Ça fait presque deux ans que ce n’est pas arrivé.
Ma mère demande à ma sœur et à moi s’iels ont pris la bonne décision en nous inscrivant à l’école française. En nous marquant du sceau de l’altérité. Ma sœur lui dit qu’on ne peut pas regretter ce qui nous fait. Inviter l’autre à entrer dans sa vie c’est l’incorporer.
« What is Africa to me:
Copper sun or scarlet sea,
Jungle star or jungle track,
Strong bronzed men, or regal blackWomen from whose loins I sprang
When the birds of Eden sang?
One three centuries removed
From the scenes his fathers loved,Spicy grove, cinnamon tree,
What is Africa to me? »Countee Cullen – « Heritage »
Dans mon sang il y a
Qu’on se place en Tunisie ou en France, je ne sais pas comment on recevra cet écrit. En France, mon assimilation certaine à « l’islamogauchisme » cette nouvelle folie théorisante reprise à son compte par les politiques et certain.es universitaires comme Nathalie Heinich et son pamphlet contre le « militantisme à l’université ». L’Observatoire de la pensée décoloniale et son recensement des articles qui parlent de race. Les colloques réservés au « wokisme » tandis que le monde se délite à coup de kalachnikov pointés en plein meeting politique.
Aux Etats-Unis il est admis à l’Université que deux histoires cohabitent. Celle des vainqueurs et celle des vaincus. Le récit de l’ascension vertigineuse. Sans entrave. Et celui du passage du milieu. Des agonies coloniales. Des tirailleurs sénégalais. Des algériens qu’on a noyé.
En France on résiste. On refuse. On n’a pas honte. On refuse de se confronter se déprimer et penser à ce que tout ça veut dire. Dans mes cours de psychologie, j’ai appris que la capacité à se déprimer était nécessaire pour évoluer vers une psyché mature. Sans culpabilité point de santé. Il y a des limites bien sûr mais chercher à réparer les erreurs est nécessaire au développement.
Peut-être que la France est encore en plein dedans. Pas encore parvenue à dépasser l’âge de l’omnipotence. Du petit pervers polymorphe qui croit que le mâle vient toujours de l’extérieur et le bien de l’intérieur.
Avant d’être reconnue comme l’éminente figure du Black Arts Movement qu’elle est aujourd’hui, Sonia Sanchez a été chassée de multiples Universités et cible d’enquêtes du FBI pour avoir donné des cours sur des écrivain.es afro-américain.es à la demande de ses étudiant.es. Sans sa ténacité et celles d’autres dans les années 70 et 80, les départements de Black Studies qui sont maintenant vus comme essentiels dans toutes les Universités américaines n’auraient jamais vu le jour. Tout cohabite dans ce pays où certains états enseignent encore le créationnisme au lycéen.
Que veux-tu qu’on fasse me dit mon cousin préféré quand il bascule dans la fachosphère. L’homme blanc ne va pas s’agenouiller devant l’homme noir. Devant les femmes. Les gays. Les trans. Devant la mémoire des corps trahis.
Même discours chez les politiciens les médias les universitaires. Personne ne vous l’a demandé.
C’est les universitaires qui me peinent le plus. Les seul.es dont on aurait pu espérer un peu de réflexion. De réflexivité. Au moins l’intégration des théories qui ont crevé les sciences sociales ces cinquante dernières années. Presque toustes défendent encore l’idée d’une neutralité factice. Comme si la neutralité n’était pas celle des gens qui dominent. La neutralité des seul.es qui avaient accès au monde du savoir et le façonnaient à leur image. Comme si ne pas parler d’un problème le ferait disparaitre.
Plus de racisme maintenant que la race ne fait plus partie de la constitution. C’est les antiracistes qui le créent ces racialistes qui voient les couleurs quand la nation française accueille toustes ses enfants à bras ouverts. Ce sont les misandres qui créent le sexisme. pas la société hétéropatriarcale qui l’entérine. Et face à des Gabriel Matzneff, la liberté d’importuner est à défendre avant tout. Ce serait abject si un homme était condamné par une menteuse. Bien plus que tous les corps reconstruits à coup de pleurs d’étreintes et de thérapie après l’effraction de l’autre.
Et puis je lis les commentaires Facebook sur les témoignages de #enazeda, le #metoo tunisien. Une jeune lycéenne témoigne à visage découvert pour faza.tn, un média internet. Elle a pris en photo un député en train de se masturber devant la sortie de son établissement scolaire. L’affaire défraye la chronique et l’immunité parlementaire du député finit par être levée. Il écope d’un an de prison ferme. La jeune femme qui témoigne se fait insulter en commentaire. Le piercing à sa narine justifierait le harcèlement. Si on a l’air d’une « pute » on l’a forcément cherché. La définition de l’injure susmentionnée variant selon les besoins de l’insulteur et son degré de malhonnêteté. Encore plus qu’en France où on se demande encore souvent si une femme violée était bourrée, l’idée même de vouloir assumer sa sexualité n’est pas envisageable dans cette société gangrénée par la misogynie et le machisme.
À Hammamet, quand je vais avec des ami.es à la plage privée où je me rends aussi souvent avec mes parents, le plagiste me regarde d’un air vaguement menaçant. Il m’appelle banouta. Fillette. Son regard à la fois lubrique et sinistre me rappelle à l’ordre. L’ordre que j’ai choisi de quitter mais où tout me ramène. Je suis vue comme une femme. Jeune. Non mariée. Rien somme toute. Je devrais me cacher pour boire fumer ou simplement enlacer un ami. Ma marge de manœuvre est grande pourtant. Je vis à l’étranger. Mes parents s’en foutent. Iels s’en foutaient moins quand j’étais plus jeune mais il faut croire que m’extraire les a extraits aussi. Cette pression sociale et l’hypocrisie ambiante les dégoûtent maintenant autant que moi. Et pourtant ça m’écrase quand même. Même si ça m’écrase moins, beaucoup moins que la majorité des Tunisien.nes qui voudraient faire autrement.
Pour la majorité peu de choix subsistent. Il faut accepter de se cacher. Le concubinage est illégal. Celleux qui font fi de la loi se font souvent passer pour frère et sœur. C’est le problème de l’interdit. Quand il est partout on ne sait plus ce qui cloche. On macère dans des ambiances malsaines en se croyant libéré.e. L’homosexualité est encore pénalisée. L’écrasante majorité de la population est d’accord avec cet état de fait.
Alors je ne me fais pas d’illusion sur l’accueil de mon récit non-binaire. Tout ce que j’espère c’est qu’il apporte un peu de lumière à un ado en galère.
Le Voyage est le seul lieu que je sais habiter
Je ne savais pas à quel point je tenais à ma naissance tunisienne avant d’arriver à New York et de refuser qu’on m’y croit venu.e de France.
Pourquoi tu précises tout le temps que tu n’es pas française ? que tu viens de Tunisie ? me demande une amie.
Car j’aurais bien aimé. J’aurais aimé naître française et légitime. Que la rencontre de mon corps avec cette langue que j’adore n’ait pas été pipée dès l’origine.
Être binationale au moins aurait été plus simple. J’aurais pu être comme Leila Slimani. Naviguer dans un certain déni. Dire que pour moi la question identitaire ne se pose même pas car j’ai une grand-mère alsacienne. Pourtant la mère française de Leila Sebbar n’a pas suffi à faire taire le doute. La scission. Le clivage précurseur de folie.
Alors que faire quand on n’a même pas une goutte de sang français, juste un collier de titres de séjour et une illégitimité existentielle ?
Une illégitimité des deux côtés, car je ne sais pas non plus ce qui fait la tunisianité. Alors je vois la religion comme tunisienne car elle était inhérente à mon univers domestique quand mon univers scolaire français était laïque. Je n’avais aucune idée de ce qu’était la France. De ce qu’était vraiment un.e Français.e. Un.e vrai.e Français.e dans son milieu. Pas un prof expat qui gagnait vingt fois le SMIC tunisien et paraissait forcément raffiné. C’est Braithwaite qui disait ça. En débarquant à Londres les Caribéen.nes découvraient des Anglais.es pauvres et impolis. Si différent.es de l’image idéalisé.e qu’iels s’en faisaient. Du mythe de l’Angleterre. Moi aussi j’ai grandi dans le mythe de la France. Je croyais savoir.
quand j’habitais Tunis on me demandait tout le temps si j’avais des origines françaises
t’es sûre que tu n’as jamais habité en France
peut-être que tu étais trop petite pour t’en souvenir
c’est fou quand même
maintenant j’habite Paris
on me demande de quelle origine je suis ce n’est toujours pas possible que je puisse aussi bien parler français sans avoir grandi ici
sans être au moins un peu française
même si personne ne doute du fait que je ne sois pas d’origine
je suis assez d’accord avec cette théorie
ma connaissance de la culture française devrait suffire à me faire adopter pleinement par ce pays
mais la préfecture n’est pas d’accord ni les avocats que j’ai contactés pour tenter d’échafauder un dossier de naturalisation
mieux parler et écrire le français que le tunisien et l’arabe non plus
avoir appris
les dates de la révolution française avant celles de l’indépendance tunisienne
le nom de Victor Hugo avant celui de Tah Hussein non plus
avoir intégré un dédain de la culture arabe et de ses idoles
om kalthoum fairuz adel imam
m’a juste faite étrangère à moi-même
*
Amiens.
bibliothèque municipale.
dépression camouflée en tentative de réussir le concours de première année médecine
première semaine seule en France
je demande à une fille sympa qui est la première à daigner me parler d’où elle vient. son visage se ferme
tu veux dire de quelle origine je suis
je ne savais pas que ça ne se demandait pas
je ne savais pas que c’était un problème
que ça ne se disait pas
que ce n’était pas comme ça qu’on demandait
et qu’en fait il valait mieux ne pas poser cette question
qu’elle faisait mal
je ne savais pas
je ne savais rien en fait
de qui j’étais
de ce que je foutais là
de qui était français.e
de ce qui nous avait mené.es dans l’impasse où nous nous trouvions alors et que nous continuons à creuser.
….
