« Pourquoi écrire cet ouvrage ? Personne ne m’en a prié. Surtout pas ceux à qui il s’adresse. »
Frantz Fanon – Peau noire, masques blancs
Je croyais en la croyance de mes parents. Le raffinement. La vraie culture sont occidentales. M’inscrire à l’école française n’était pas affaire de culture mais de bon sens. Il s’agissait juste d’offrir la meilleure éducation possible à ses enfants vu qu’on avait trimé et qu’on en avait les moyens. Le seul risque portait sur la religion.
Iels ne savaient pas. Nous ne savions pas. Le déchirement à venir. Qu’il s’agissait de se décoloniser l’esprit pour parvenir à décoloniser sa vie. Que leur admiration naïve était maladive. Problématique. Symptomatique de quelque chose qui les dépasse.
La violence symbolique et fantasmatique de m’éduquer à la mission ne leur venait même pas à l’esprit. En tout cas pas consciemment.
*
Iels croyaient dans le mythe de l’indépendance. Mais mon angoisse infantile avant le concours d’entrée à l’école française. Si pure. Si vraie. Si nécessaire. Était déjà là comme le retour du refoulé qui ferait naître mon écriture. Elle a jailli du gouffre du silence. Du refoulement collectif qui l’a creusé en mon sein. En écho aux fantômes de l’histoire. Elle hurlait la nécessité de mettre en mot l’indicible qui flottait partout autour de moi. De nous. Ce quelque chose qui ne se voit pas mais agit tapi dans l’ombre. Menace de tout dépasser. Tout trahir pour créer autre chose.
Un tiers-lieu
autre
un fil de vie où piétiner en équilibre
un filet pour amortir la chute
…
…
*
Je suis dans le camp des gens qui hésitent quand on leur demande d’où iels viennent. Qui hésitent quand on leur demande pourquoi.
Pourquoi es-tu venu ?
Qu’est-ce qui te fait rester ?
Pourquoi l’école française quand tu étais plus jeune ?
Qu’est-ce qui a poussé tes parents ?
Iels ne savaient pas ce que ça ferait. Iels n’auraient pas pu prévoir le déchirement. La haine de soi car j’appartiens à l’autre. La haine de soi car je m’analyse tout le temps. Car je me vois à travers des yeux qui me verront toujours autre. Car je sais que je ne serais jamais, que je ne pourrais jamais comprendre. Car c’est trop. Trop complexe. Trop violent. Trop douloureux. Tellement noué qu’y penser m’épuise se matérialise dans le nœud qui m’écrase le plexus et l’estomac. Le quadrant supérieur droit de mon abdomen. Je me vide de l’énergie que j’aurais pu consacrer à autre chose que l’attente. Elle se concentre en ce nœud s’y vide et s’y perd. Hémorragie perpétuelle qui arrose l’attente. Arrose l’impossible. Tente de faire jaillir comme d’une matrice unique un puissant orgasme qui unifierait tout. Ferait cesser l’arythmie le contretemps partout tout le temps.
J’attends. J’ai trop attendu l’unification de l’impossible. Ça m’a englué.e face au spectacle inextricable de ma terre natale qui risque l’engloutissement la sécheresse la ruine climatique et islamique. Ma terre d’adoption enfin pas tout à fait ma terre d’adoption, j’aimerais bien, n’a de cesse de me rappeler que je ne lui appartiens pas tout à fait.
…

Entre les deux qu’est-ce qui reste de moi si je ne me remplis pas de bouffe. De bières. De clopes. De chocolat.
Je disparais si je ne lis pas jusqu’à m’étourdir. Je disparais si je ne jouis plus jusqu’à ce que mes jambes flagellent. Je disparais si je n’engloutis pas si je ne fume pas si je ne me défonce pas. Quand tout absolument tout est morcelé. Quand l’islamisme rampant a envahi ma terre. Quand le fascisme désolant a envahi ma terre.
Je fais comment pour trouver un semblant d’unité ?
Je fais comment pour trouver du sens quand je dois quémander la liberté en me soumettant au système qui m’a opprimé.e. Qui a opprimé mes ancêtres. Parce que je n’ai pas le choix.
Je suis l’enfant de cette fêlure.
Sans ce système.
Sans cette oppression moi la personne qui écris aujourd’hui n’existerait pas.
Je n’aurais pas jailli sans la blessure sacrée.
Mais où trouver du sens quand je dois sans cesse légitimer ma présence ?
