« Il y a une sorte d’envoûtement à distance, et celui qui part dans une semaine à destination de la métropole crée autour de lui un cercle magique où les mots Paris, Marseille, la Sorbonne, Pigalle représentent les clés de voûte. »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs
Le jasmin ne fait pas le printemps
Voyage en préfecture aujourd’hui pour retirer mon titre de séjour. ça n’a pas duré trop longtemps, j’avais rendez-vous. je suis arrivé.e devant un ruban rouge et blanc, comme dans les scènes de crime. Il définissait une file d’attente. mais personne n’attendait dehors alors je l’ai enjambé.
Je me suis retrouvé.e de l’autre côté devant l’entrée. une flic m’a jeté un regard désapprobateur mais elle n’a rien dit. J’étais très poli.e. trop poli.e. corps droit et sourire crispé. bien plus que d’habitude. normalement je prends beaucoup de place. quel que soit le contexte je débarque partout un peu trop vite un peu trop fort. je parle vite, je parle fort et je ris aux éclats.
Je ne reconnais pas ma voix en disant que j’ai rendez-vous pour retirer un titre de séjour. on m’indique une salle sans vraiment me regarder quand je présente ma convocation. j’y vais. il y a la queue. longue comme une traversée du désert ; je range maladroitement mon papier et je sors Les Furtifs. je lis une ou deux pages.
La queue avance bien, je suis content.e. une dame vient prendre les convocs pour vérifier qu’on sait lire et qu’on ne s’est pas trompé de jour. au moment où je me dis qu’on nous infantilise, elle tombe sur une meuf qui est venue le 11 février au lieu du 11 mars. ça me fait marrer à moitié. et puis il y a le sempiternel mec perdu, enfin là c’est un couple, avec un gars qui boîte et sa meuf qui sert d’intermédiaire. ils ne trouvent pas le tarif du timbre fiscal. je dis 75€. moi c’est 225, dit un autre gars. ouais ça dépend du pays. et de la carte. nous ne sommes pas toustes dans le même cercle de l’enfer.
Il n’y a pas que des étudiant.es. ça me fait un truc de voir des mecs de 40 ans qui font la queue à 16h en semaine pour récupérer le graal sans lequel toute leur vie peut être remise en cause.
Un espèce d’esprit de communauté macabre s’est installé. celui du désespoir, où l’entraide cèdera à la trahison quand les places deviennent limitées. le couple qui ne connaissait pas les prix des timbres s’est fait rabrouer par la dame qui vérifie les convocs. mais c’est pour savoir combien je dois payer, répète le gars à qui veut l’entendre. tout le monde s’en bat les couilles mais lui jette régulièrement des petits sourires de commisération.
C’est pénible d’attendre. je n’arrive plus à lire. je n’ai jamais compris pourquoi ce genre d’endroits procèdent à autant de vérifications. ça transforme les agents en automates kafkaïens qui répètent sans cesse la même tâche pendant que les usager.es, ou les client.es ou les demandeur.ses — je ne sais pas comment on appelle celleux qui viennent chercher la preuve de la légitimité de leur présence dans un lieu où iels ont établi leurs vies — celleux qui attendent montrent dix fois le même papier.
la convoc aux vigiles, puis à l’accueil, puis à la dame de la queue, puis à un mec qui donne un numéro et marque un code sur les documents, puis à la dame qui circule dans la file d’attente, puis à la dame qui finit par délivrer le titre. à chaque étape on attend ; plus ou moins longtemps, on reste sur le qui-vive.
Le document est déjà prêt, caché dans un petit tiroir, mais tout ce cirque donne l’impression qu’on pourrait ne pas l’avoir, que le carrousel pourrait s’arrêter de tourner et nous éjecter loin du game.
On risque sa vie, de la voir ne pas être touchée par la grâce nécessaire à sa pérennité.
C’est pénible. je finis par récupérer un bout de plastique moche. la couleur a changé, il est bleu maintenant, ersatz républicain.
On m’indique la sortie. elle est derrière les guichets, à cause du protocole covid. il a détrôné les protocoles anti-terroristes. c’est étrange de sortir par derrière les bureaux, par derrière le mec qui checke les documents à l’entrée et qui donne le numéro et la meuf qui distribue les titres de séjour. le document m’a fait traverser la frontière invisible entre le droit et le non droit, les fort.es et les faibles, les bons et les mauvais.es immigré.es.
tu es passé de l’autre côté et tu regardes celleux qui attendent encore, l’estomac en sac de nœuds.
Tu souris et puis tu te rappelles que ce n’est pas fini. ton graal expire dans moins de deux ans. tout ça recommencera très bientôt.
*
*
je n’ai aucun pouvoir face à la préfecture et sa file d’attente. presque aucun pouvoir. je peux encore être la bonne élève parfaitement organisé.e. je peux encore me distinguer de celleux qui arrivent manquant de la moitié des documents nécessaires. je peux me distinguer des mecs aux cheveux plein de gel aux lunettes de soleil à la Matrix qui arborent une pochette à rabat à moitié vide. je peux me distinguer de celleux qui galèrent à aligner deux mots de français. je peux encore tirer une satisfaction honteuse détestable coupable en montrant que moi
je ne suis pas comme elleux. je n’oublie pas de feuilles ni la date de mon rendez-vous. je suis le genre de rebeue à laquelle tu peux te plaindre des autres rebeu.es. à qui tu peux faire des blagues racistes parce qu’on oublie même que t’es rebeue ou qu’on part du principe que tu es la caution communautaire
du coup je peux essayer de me faire croire que dans cette file d’attente nous ne sommes pas toustes exactement pareils. que je fais quand même partie d’une catégorie légèrement supérieure. légèrement plus digne. légèrement plus à sa place de par son éducation sa richesse sa naissance son raffinement
mais ça fait trop d’année que j’attends et maintenant je sais que tout ça c’est du hasard
je sais que sans la grâce
je suis SDF
ou plutôt apatride
au hasard insupportable qui l’a placé.e du mauvais côté de la méditerranée
je sais en tout cas qu’en cas d’attentat je serai toujours la rebeue de service qui devra préciser qu’elle ne cautionne pas
et si le monde part en délire génocidaire anti-musulmans
ce qui n’arrive pas tout de suite mais ne serait pas complètement inenvisageable au vu du repli identitaire pathologique de notre monde désespéré qui massacre déjà des ouighours et des rohingyas au moment-même où j’écris ces lignes bref si on décidait de massacrer des rebeus et des musulmans on prendra pas le temps de vérifier que je suis athée et que je parle bien le français.
*
Je savais où j’allais. Dans mon lycée tout le monde partait. C’était attendu prévu inévitable. Le bac et puis l’ailleurs. Souvent l’ailleurs colonial. Qu’on connaissait déjà de par l’histoire et les nombreux voyages touristiques
*
Dès le début tout me poussait à la quitter ma Tunisie natale
à la haïr même si l’odeur du fell le soir me manque
les bulles d’air emprisonnées dans la pâte des bambalounis
la moiteur du sein de la 7arza du hammam qui vous effleure tandis qu’elle vous frotte la peau avec sa késsa
le bleu du ciel qui se perd dans le bleu de la mer sur la route de la banlieue nord
et puis surtout
toujours
la 7ajra de Rafraf
*
Comme les camarades qui m’entouraient, j’ai cru choisir mon ailleurs. Mais j’obéissais aux attentes de ma naissance. La fac de médecine m’ouvrait ses bras tant attendus. Certitude d’une superbe carrière à mon retour triomphal. Benti doctoura aurait dit mamie. Elle le dit de toute façon depuis que je suis psy. Même si je n’ai jamais fait de doctorat et que rien ne l’autorise à dire ça. Mais elle se fabrique son histoire elle aussi. Elle a enfanté trois enfants dont deux docteur.es. Et ses enfants ont fait des docteur.es. Il faut qu’elle voit les choses comme ça. Pour que le sacrifice de sa vie à l’autel de la domesticité n’ait pas été vain.
