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« in conversations about borders, rarely do we talk about how Global South countries invest in and maintain violent border-regimes. In the case of Tunisia, an im/migration non-policy is deliberately maintained by institutional actors at different levels »
Shreya Parikh – « Blue Borders, Dark Bodies : The Mediterranean as a Site of Racist Murder
Octobre 2021.
Une chambre étudiante dans une université New-Yorkaise. Mes ami.es de Paris veulent me rendre visite. Il fait trop froid à New York. Miami. Los Angeles nous semblent trop mainstream. Quelqu’un suggère le Mexique. Tout le monde est d’accord. On s’organise. Toustes mes ami.es sont français.es depuis toujours ou récemment naturalisé.es. Iels ont joué le jeu du pouvoir. Études d’économie ou d’ingénierie pendant cinq ans. Stages. CDI. Changement de statut. Passeport talent. Naturalisation. J’aurais aimé être parvenu à me canaliser suffisamment pour faire la même chose au lieu de vagabonder sur les bancs de l’Université. Je n’ai même pas fait de Grande école.
Facepalm.
Je me désespère.
Il n’y a que moi qui ai besoin d’un visa. Un non-sens juridique. Le Mexique accepte l’entrée sur son territoire des personnes :
- de nationalité européenne, américaine, japonaise, canadienne
- des détenteur.ices de visa Schengen, pour le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon, le Canada.
- des détenteur.ices de carte de séjour permanentes pour les pays de l’espace Schengen, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon, le Canada.
Le titre de séjour étudiant me permettant de résider en France et de circuler librement dans l’espace Schengen n’entre dans aucune de ces catégories. Mon visa étudiant américain expire le 18 décembre, le dernier jour du semestre. Il m’autorise à rester un mois de plus. C’est la grace period du pays le plus puissant du monde. Mais elle ne veut rien dire pour les autorités mexicaines. À leurs yeux mon visa aura expiré le 27 décembre quand je voudrais essayer de passer leurs frontières. Si j’avais un passeport français je n’aurais pas ce problème. Rien ne m’aurait empêché d’aller au Mexique à la base et puis à supposer que le passeport français ne suffise pas j’aurais pu demander l’ESTA un pseudo-visa américain qu’on obtient quasi-immédiatement et qui permet de se rendre aux Etats-Unis en tant que touriste. Je n’y ai pas droit. Ma famille non plus.
Les autres étudiant.es en échange ont presque toustes reçu.es leur famille pendant le semestre. Mais le délai d’attente pour un rendez-vous de demande de visa touristique pour les Etats-Unis depuis Paris est actuellement de 196 jours. Il était supérieur à 300 quelques mois avant mon départ rendant mathématiquement impossible la venue de ma sœur ou de mon mec. Depuis la Tunisie le délai était un peu plus court mais mes parents ont eu la flemme d’affronter les mille et un questionnaires dans un monde où les frontières adorent se fermer encore plus.
Je suis mégalo. L’omnipotence fait son grand retour. I’m in New York bitches. C’est le Mexique. Pourquoi me refuserait-on un visa mexicain ? Je n’ai même pas envie de le demander. Je me dis que mon titre de séjour étudiant devrait. Pourrait. Passer. Qu’est-ce que je ferais d’un visa mexicain au-delà de ces deux semaines de vacances ? Ces deux semaines de pic de vie comme j’aime à appeler mon existence du moment. C’est ce que je me dis quand je sirote un cocktail sur un rooftop à Manhattan ou que je fume un pète perchæ sur des escaliers à la Joker. Je suis sur un pic de vie.
Alors je prends un rendez-vous de back-up au consulat du Mexique à New York et je demande un visa canadien. Il me permettra d’entrer et me sera bien plus utile que le visa mexicain. Je produits les documents habituels. Mens sur mes réservations. Qui réserve un billet d’avion avant d’être sûr de pouvoir entrer dans le territoire où iel souhaite aller ? Ce non-sens m’a toujours indignæ. Mais tous les pays vous demandent de prévoir votre voyage avant d’être sûr de pouvoir y aller. Les réservations sont nécessaires à la demande de visa. Quand vous n’êtes pas né.e du bon côté de la Méditerranée. Quand vous venez d’un Sud. Que vous avez un passeport vert. Vous passez votre temps à vous justifier. Vous êtes acculé.e à un rêve qui demeure souvent inaccessible mais dans lequel on vous demande de vous projeter pour l’exercice. Pour vous rappeler votre place. You’re kept in check.
J’ai assez de fonds. Voilà mes relevés de banque. Je ne compte pas rester chez vous. J’ai du biff et un titre de séjour français. C’est lui l’Etat que j’emmerde. Que j’emmerderai toujours. J’ai des attaches dans mon pays de résidence. Un compte en banque et un certificat de scolarité. Je veux juste partir en vacances.
Tout part comme sur des roulettes. Rendez-vous biométrique. Je donne mes empreintes même si j’ai oublié le rendez-vous et que je suis arrivæ en retard. Le délai de traitement est de 30 jours. Je suis large.
L’attente commence. Elle a l’air sereine. J’ai déposé ma demande auprès du consulat canadien près de trois mois avant le départ prévu pour mon voyage. Il n’y a aucun risque. Et au pire j’ai mon back-up avec le consulat du Mexique.
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Début décembre. Toujours pas de nouvelles du Canada. Je commence à stresser. Je dois partir le 27. Dans ma fuite en avant retour du refoulé de mon omnipotence bafouée j’ai payé plus de mille-cinq-cent balles que je n’avais pas vraiment en billets d’avions et en airbnb. Mais qu’est-ce qu’un peu d’argent face à un pic de vie. J’ai mon rendez-vous back-up au consulat du Mexique le 8 décembre. Un mail le 7 l’annule. Coup de pression. Je m’engueule avec ma sœur au téléphone quand je lui dis que je pourrais tenter le coup avec mon titre de séjour étudiant français. Elle suspend sur ma tête l’ombre de centres de rétention et de retour à l’envoyeur. L’envoyeur qui ne me recevrait même pas car mon visa américain aurait expiré. Période de grâce je peux rester aux Etats-Unis mais si je les quitte je ne peux pas y revenir. Un peu comme ma situation actuelle en France. Il ne faut pas que je parte si je veux rester. J’ai le don de me retrouver dans des loopholes administratifs. C’est comme ça que j’aurais bientôt deux covids et une troisième dose de vaccin à mon actif. Ou que j’ai eu la goutte à 21 ans en suivant un régime exclusivement végétarien alors que son public privilégié est les mangeurs de viandes de plus de 50 ans.
Panique. Je n’ai pas le temps de gérer ça. Pas ici. Pas encore. J’ai des exams. Je me ferme. Binge watching et procrastination compulsive. Mon coping mechanism principal fait son comeback aussi en forme que Madonna à l’aube de sa énième tournée. Je m’assois à la table huit heures pour espérer en travailler deux. Le reste du temps les épisodes et les parties s’enchainent.
Je vais au consulat du Mexique à New York. Fais la queue et hume les relents de préfectures parisiennes. Toutes les files d’attente se ressemblent. Tout le monde s’accroche désespérément à sa pochette à rabat. Je bégaye dans l’espagnol bancal que mes cinq ans d’assiduité collégienne et lycéenne n’ont jamais réussi à vraiment rendre intelligible. La dame est désolée. C’est si beau le Mexique. Personne ne vient depuis la Tunisie. Mais leur système est down. Rien ne peut être fait avant la mi-janvier au consulat de New York. Même si j’ai des billets d’avion. Que j’ai payé pour tout. Allez à Boston. Please please try.
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20 décembre 2021. J’ai fini mes exams samedi quitté ma chambre étudiante dimanche. Nous sommes lundi et je prends le bus. Mon avion pour Mexico city est prévu le lundi suivant. Je dois encore partir dans une semaine. Nomade professionnelle mais je n’y crois plus vraiment. J’ai la sensation que mon corps devient encombrant et désagréable. J’aimerais m’en débarrasser.
J’ai quand même un vague espoir. Je me réveille à 3h du matin pour ce last shot. Arrivée à 9h dans la capitale du Massachussets. Le froid est glacial. Je suis éreintæ. Mes seins sont lourds. Je vais avoir mes règles. Ma gorge est en feu et je me maudis d’avoir autant fumé ces derniers temps. Au moins le café est meilleur qu’à New York. Les espressos font moins de 10cl. On grignote un croissant à la pistache et une tarte à la poire avec l’amie qui m’accompagne dans ma quête qu’elle ne partage pas. Elle compatit et ça suffit.
Je vais au consulat. Il est petit. Il y a peu de monde. Je n’ai pas de rendez-vous mais ce n’est pas un problème. On me dit juste de me laver les mains avec du gel hydroalcoolique. L’espoir revient avec les rituels.
La dame est souriante. Elle prend mes documents. Critique le fait que mes relevés de compte ne sont pas en dollars mais en euros. J’explique que j’habite normalement en France. Elle sourit à nouveau. Et puis elle voit que mon visa américain a expiré le 18. J’essaie d’expliquer la grace period tandis que son corps se ferme. Elle fait la moue et part parler à ses collègues. Iels me regardent comme une bombe menaçant d’exploser à tout instant. Je suis là pour les berner arrivæ dans une cale de bateau ou le plateau arrière d’un 4×4 bâché. C’est le nom qu’on donne aux vieux pick up Peugeot en Tunisie. Elle va dans un bureau. Revient avec un refus ferme. J’argumente. Demande à parler à son supérieur. Il m’explique qu’il faut un visa américain de six mois pour obtenir un visa touristique mexicain. Le visa dont je n’aurais pas eu besoin si j’avais eu un visa américain. Non-sens de plus. Ils rythment ma vie.
Il part en me laissant parler. Comme je faisais avec les client.es pénibles à la librairie comme cette dame qui voulait que je fasse un paquet cadeau à sa serviette achetée chez Monoprix alors même qu’une file d’attente d’une dizaine de personnes s’étendait devant elle.
Je pars en pleurant. Nouvelle ambassade qui me ferme ses portes. Mes ami.es sont aussi tristes que moi. Pour une fois qu’on avait réussi à s’organiser. Iels traversent l’Atlantique et atterrissent à Mexico le jour où je retourne à Paris. Et aux Européen.nes rencontré.es à New York, retrouvé.es à Paris, à qui j’explique que je n’ai pas eu de visa pour le Mexique Ah mais il faut un visa pour le Mexique. C’est parce que je suis Tunisienne. Ah bon ? C’est fou.
Le Mexique n’autorise aucun pays d’Amérique du sud à venir sur son territoire sans visa. Les ressortissants du Canada et des Etats-Unis sont les seul.es à être les bienvenus. Alors mêmes que tous les jours des ressortissant.es mexicain.es sont renvoyé.es sans ménagement. L’ordre du monde me rend malade.